Parcours de danse



Tout commença quand je rencontrai en 1974 à Madras le grand patron des arts (musique, danse, peinture, sculpture, iconographie) SHRI Y. G. DORAISAMI
Photo 31
et qu’il s’approcha de moi à une soirée dans la Music Academy, avec la remarque : « You look like a queen ! ». C’était un noble brahmane originaire d’une famille d’astrologues royaux de Mysore, et il avait participé activement avec E. Krishna Iyer au mouvement de renaissance du nautch qui aboutit à la création du Bharata-natyam. Nous devînmes très amis, et il m’admit dans le petit temple qu’était sa maison à Egmore, proche du Musée de Madras. Il me fit voir les trésors de sa collection personnelle, et je me mis à étudier sous sa direction les styles de danse indienne et de théâtre dansé, qu’il présentait fréquemment sur scène, ou auxquels il ajoutait la conclusion d’une appréciation de connaisseur ; il m’initia aussi à la musique carnatique, m’emmenant aux meilleurs concerts, et gardant constamment le cycle rythmique avec ses mains, car il avait lui-même joué du mridangam ; il me fit comprendre et apprécier le style de peintures d’icônes de Mysore et de Tanjore, de petite taille ou de taille majestueuse, destinées à l’adoration privée ou à l’installation dans des salles de bhajana ; il contemplait longuement ces images divines, s’extasiait constamment sur les sculptures, les petits bronzes et les bas reliefs des bois de char, qu’il avait réunis dans sa collection, et sur lesquels il pouvait discourir pendant des heures, passant de leur valeur religieuse à leurs qualités artistiques, des curiosités de leur iconographie aux caractéristiques de leur style et de leur époque de création : les conservateurs de musée venaient souvent le consulter pour identifier une pièce douteuse ou pour dater la facture d’une oeuvre. C’est ainsi que j’approfondis mes connaissances en iconographie, grâce à cet Hindou fervent qui m’accueillait comme « l’enfant prodigue » qui est rentrée à la maison (« who came back home »).

Il m’invita aux ballets dansés (dance-dramas) de Rukmini Devi
Ruk Dev

à son école du Kalakshetra, où elle avait fait construire un très beau théâtre de bois dans le style du Kerala ; il me fit visiter les principales écoles et instituts de danse Bharata-natyam de Madras, et rencontrer leurs chefs de file ou principaux représentants, que je vis aussi sur scène. Il m’introduisit aussi dans l’école de Kuchipudi (style de l’Andhra Pradesh) dirigée par Guru Vempati Chinnasatyam, sise à Madras. Il me présentait aux artistes venus d’autres régions de l’Inde et souvent invités grâce à lui dans les théâtres, salles (sabhâs) et lieux culturels (academies) hindous. Il me guidait, me conseillait, me présentait les critiques d’art, les connaisseurs et les érudits (tels Sunil Kothari, Dr. Raghavan) du monde de la danse et de la musique. En outre, il m’encouragea à entreprendre, parallèlement à mes travaux sur le Yoga et l’Hindouisme, une étude théorique et pratique de la danse, « sans laquelle, me dit-il, la religion hindoue ne saurait être véritablement comprise. »


J’étudiais donc le premier chapitre du
Nâtya-shâstra qui enseigne l’origine de l’art de la musique et de la danse, et du jeu dramatique des acteurs danseurs, ainsi que la métaphysique d’Abhinavagupta, le célèbre théoricien de la nature libératrice de l’expérience esthétique, et des saveurs fondamentales (rasa) de l’émotion esthétique dans la représentation théâtrale. Mais la pratique, la pratique ! J’aurais dû commencer
Vasantha - copie
à l’âge de cinq ans, objectai-je.
Narasimha
Non, Rukmini Devi a commencé très tard, me répondit-il. Bon, d’accord. Y.G. Doraisami me mit entre les mains d’un couple de maîtres et danseurs de Madras, Narasimhachari et son épouse Vasanta-lakshmi, auprès de qui je fis pendant deux ans (1974-76) l’apprentissage des adavu, et en même temps, j’étudiais les mouvements de danse nommés karana avec la danseuse de Bharata-natyam nommée Kumarî Svarnamukhî, que je connus à ses débuts, pour laquelle je me pris d’amitié ; et je visitai avec elle les grands temples du Tamilnadu riches en bas reliefs dépeignant les différents moments de ces mouvements
Swarna
de danse, souvent en affinité avec des postures de yoga, et parfois acrobatiques. Les mêmes karana étaient étudiés et incorporés à sa danse par une autre danseuse, Dr. Padma Subrahmaniam, selon d’autres modalités. Mais elle ne possédait pas la souplesse exceptionnelle de Svarnamukhi.

Je travaillais aussi l’art de l’expression (
abhinaya) dans le Bharata-natyam avec Shrîmati Kalanidhi Narayanan,
Kalanidi
qui avait appris la danse d’un grand maître du temps de E. Krishna Iyer et que Y.G. avait persuadée de reprendre l’enseignement de cet aspect de la danse après la longue interruption de son mariage et de la naissance de ses enfants.

Je mettais souvent une perruque noire pour cacher mes cheveux blonds. C’est ainsi que par deux fois je fis la couverture du magasine tamoul
Mangai. Mais on me conseilla d’y renoncer, quitte à paraître moins indienne.

Telle fut ma période de Bharata-natyam, à la suite de laquelle j’amenai avec moi
Tara Mangai
Svarnamukhi durant un de mes congés en France, et je la présentai à Avignon et dans une tournée organisée grâce aux amis et relations que j’avais dans le monde du yoga dans les différentes villes. Il suffisait à cette époque de louer une Maison des Jeunes et de la Culture, la publicité se faisait par le bouche à oreille et l’artiste amenait ses enregistrements musicaux. J’éditais à cette occasion une brochure programme sur Svarnamoukhi, danses sacrées de l’Inde du Sud, expliquant le déroulement d’un récital de Bharata-natyam et soulignant les qualités de la danseuse.


A partir de 1975, j’eus un coup de foudre pour un autre style de danse : l’Odissi de l’Orissa, que je vis pour la première fois présenté à Madras par une élève du maître
Ramani Ranjan Jena, principal disciple masculin du Guru Khelucharan Mahapatra, mais qui avait aussi travaillé avec Guru Mayadhar Raut.
   
Ramani danse

J’abandonnai alors la pratique du Bharata-natyam, tout en symétrie et en lignes droites, pour me consacrer à la pratique de ce style très différent, dont l’une des positions de base est la triple flexion (
tribhanga), avec un déhanché alternativement à droite et à gauche, et qui contient aussi des flexions extrêmes (atibhanga), des poses sculpturales (bhangi) ; ce style est tout en courbes, en ondulations, avec un mouvement latéral du buste et des inclinaisons de tête sur les côtés, où les regards sont obliques, et les yeux mi-clos, et non grand ouverts comme en Bharata-natyam. C’est un style plus langoureux, plus gracieux, plus intériorisé, plus subtil, bien que possédant aussi des morceaux très dynamiques en style tândava ; son répertoire de morceaux d’expression est fondé essentiellement sur le grand poème érotique et mystique de Jayadeva, qui n’a aucun équivalent dans les littératures européennes.

Ayant commencé la pratique de ce style avec Guru Ramani en cours privés une matinée sur deux, je progressais sans m’en rendre compte, et le goûtais si fort que j’en devins prosélyte :
J’installai un pandal (haute structure en bambous ligotés surmontée d’un toit de palmes) sur ma terrasse pour y donner un lieu à l’enseignement de mon maître Odissi à Madras, et j’y organisais aussi des récitals privés.

Lorsque Râmani me démontrait en enseignant des mouvement de danse, je trouvais qu’il possédait une grâce et une puissance extrême et je lui demandais pourquoi il ne se produisait pas lui-même sur scène. Il me dit qu’on lui avait expliqué que dans ce style, les hommes enseignent, mais seules les femmes dansent, ou alors les très jeunes garçons (
gotipua) ; je l’encourageais à danser lui-même, et pour cela, j’organisai à trois reprises des tournées pour lui en France, dans les villes où j’avais accepté de faire des conférences, et même à Düsseldorf chez mon ami Léopoldo Chariarse. Ayant mémorisé de nombreuses compositions, je revins en Inde en 1979, après mon doctorat, pour donner mon premier récital public dans un temple de l’Orissa près de Cuttack, au temple de Gopinath, et je reçus, à l’issue de ce mancha-pravesha, « entrée sur scène » qui est la consécration de la danseuse à la divinité, le titre de Odissi-nâtya-vishârada (« versée en danse Odissi ») ; le Guru Ramani présidait à ce premier récital, et son frère Tarani était le chanteur.

Je donnais des récital de danse Odissi à Nantes, à Angers, et dans quelques villes de province en 1979. Je dansai aussi avec Svarnamukhi en 1980, à Saint Paul de Vence.

En décembre 1980 eut lieu le Séminaire de Noël en Inde de dix jours que j’organisai en collaboration avec Y. G. Doraisami à Golden Beach Resort, près de Madras sur le thème : « Yoga, Hindouisme et Danse ».
Tara Abi

Ce séminaire triptyque comprenait trois volets, correspondant aux trois périodes de la journée, matin, après-midi et soirée, consacrés respectivement aux bhajans puis enseignements de Yoga, aux conférences sur l’Hindouisme et aux récitals. Pour ces derniers, nous avons fait appel à des artistes de la plus haute qualité et à des troupes entières de musiciens et de danseurs, qui chaque soir ont exposé, chacun dans son style propre, la saveur irremplaçable de sa maîtrise spécifique.

Inauguré par des chants et psalmodies védiques, une réception avec pûrna-kumbha par le Guru Manjakkudi Rajagopala Sastrigal, suivi d’un tâlavadya Katcheri (concert d’instruments à percussion), il fit se succéder un récital de Bharata-natyam par Kumari Svarnamoukhi ; une représentation de Kathakali : Kalyana-saugandhikam, par la troupe Margi de Trivandrum avec le fameux Kalamandalam Krishna Nair dans le rôle de Bhîma ; un récital de Kuchipudi, par Kumari Chandrakalâ; un spectacle de Kalarippayat (arts martiaux du Kerala) ; un récital d’Odissi par Smt. Kumkum Das Mohanty, célèbre pour son abhinaya, au pakhavaj son guru Khelucharan Mahapatra ; un récital de Bharata-natyam par Minakumari Shankar, disciple de Nritya-chudamani Sudharani Raghupathy de Madras ; une représentation de Yaksha-gana par la troupe Udupi Yakshagana Kendra ; un récital de Mohini-attam par Kumari Usha Rani. un duo de danse Odissi, par le guru Ramani Ranjan et sa disciple en Odissi Malavika Sarukkai ; Le Festival se termina en beauté avec ces deux jeunes danseurs d’Odissi, car Ramani et Malavika, que je promouvais alors, se surpassèrent. Ramani avait créé la composition de Priye charu-shile, vadasi kimchid api.

L’organisatrice du Festival d’Automne à Paris, qui était présente à ce Séminaire, Joséphine Markovitz, choisit Y.G. Doraisamy comme conseiller artistique et me nomma coordinatrice pour son prochain Festival qui devait avoir lieu à l’Automne 2001 à Paris. Elle sélectionna aussi les artistes que je promouvais pour l’Odissi, Ramani et Malavika, et, m’ayant vue danser dans un récital privé à Madras, frappée par l’expressivité de mes yeux, voulait aussi me faire danser à Paris. Mais lorsqu’elle se rendit à New-Delhi pour demander la collaboration de l’ICCR et un certain nombre de tickets gratuits, ayant laissé cette démarche pour la dernière minute, elle se heurta aux jours de congés de la Bureaucratie Indienne.

Je fis donc le voyage de Madras à Bhubhaneshwar pour quérir la faveur de billets gratuits pour mes deux danseurs d’Odissi et leurs musiciens, exceptionnellement inclus dans un Festival consacré à l’Inde du Sud ; cela me fut facilement accordé en ce qui concernait Ramani et ses musiciens, mais pourquoi, me dit le ministre de la culture de l’Orissa, allez-vous sélectionner une jeune fille de Madras pour représenter l’Odissi ? Je plaidais que Malavika était la meilleure disciple actuelle de Ramani, et qu’ils formaient un duo de danseurs, mais je fus obligée de sélectionner une danseuse Odissi de l’Orissa pour faire accepter Malavika.

Je me déterminai pour Itishri Panda après une recherche rapide et obtint la promesse de trois billets d’avion. Durant le voyage aller-retour en train, je mangeais la nourriture offerte aux voyageurs, sans me rendre compte qu’elle était confectionnée dans les gares, à même le sol, dans des conditions d’hygiène douteuses, harcelée par les rats. Dès mon retour à Madras, je tombais malade et demeurais alitée sans que les médecins n’en trouvent la cause. Finalement, je me fis mettre sur un avion et rentrais à Paris, après avoir transmis les fonctions de coordination du Festival à Nadine Berardi.

Là, je fus hébergée par ma mère et les analyses révélèrent que j’avais contracté une amibiase intestinale. Je fus hospitalisée pour toute la durée du traitement mais à la fin de celui-ci, en prenant une douche, j’eus une prémonition que j’allais encore avoir des temps très difficiles. M’étant installée dans un appartement Boulevard Voltaire à Paris, et étant entrée au CNRS, où je venais d’être nommée Chargée de recherches, je continuais à souffrir de colites puis d’un affaiblissement progressif. Quand vint le moment du Festival d’Automne de 1981, je donnais un coup de main aux organisateurs, mais je n’étais plus à même de danser ! Cela ne m’avait pas empêchée de préparer une grande tournée en France pour deux des artistes Odissi, Ramani et Itishri, et de trouver une accompagnatrice pour eux à cause de la défaillance de ma santé. Ils rentrèrent en Inde après cette tournée fatigués mais satisfaits.

Lorsque je surmontai cet affaiblissement passager, j’eus hâte de reprendre la danse : j’invitai mon maître Ramani, et fis en 1982 un séjour avec lui à Corfou en Grèce, où je donnais un récital solo avec bandes, et lui aussi fit de même. Puis en 1983, je donnai un récital à Angers, un atelier de danse Odissi à Roscoff en Bretagne. Le 17 octobre 1984, je donnai un récital privé à Nouvelle Acropole, 5 rue Largillière, à Paris. Puis un récital dans la cathédrale de Rouen avec le guru Ramani au pakhavaj et bols, et un joueur de sarangi, Joep Bor.

A la suite du récital que je donnai à Nouvelle Acropole en 1984, je reçus cette lettre de Michel Bon, docteur en Lettres, directeur des Editions Trismégiste :
« Chère Tara,

Je tiens à vous exprimer ma joie d’avoir participé à votre représentation d’Odissi le vendredi 17.
A priori, on pourrait penser qu’une française serait inférieure à une indienne, ce n’est nullement le cas. Vous avez donné ces danses avec tout le charme et l’expression possible. Au contraire, j’ai compris que pour un public occidental, vous étiez beaucoup plus pédagogique qu’une indienne pourrait l’être. En effet, ayant fait le chemin d’une culture à l’autre, vous êtes mieux à même de faire passer le pont au public occidental sur le plan non verbal. Même à cela s’ajoutent des explications verbales que vous pouvez ajouter très clairement, soit par oral, soit par écrit. Avec mes amitiés. » signé Michel Bon.


Au Centre d’Etudes de Musique Orientale, le C.E.M.O., 169 avenue Victor Hugo, Paris 16e, j’essayai de communiquer mon intérêt pour la danse aux autorités concernées en leur expliquant que selon le Nâtya-shâstra, l’art de la danse et du mime découle de celui de la musique, et devrait donc faire partie de leurs préoccupations, et je leur fis un cycle de trois exposés sur les danses traditionnelles de l’Inde, en utilisant les documents que je possédais, et en faisant appel à la collaboration d’autres danseurs : Le samedi 23 février 1985 à 20h, conférence sur les styles de théâtre dansé : le Yaksha-gana, avec projection de diapos, et le Kathakali, avec démonstrations techniques par Kalamandalam Karunakaran ; Le samedi 3 mars 1985 à 20h, conférence sur les styles de danse solo : Le Bharata-natyam, avec démonstrations techniques par la danseuse Urvasi, et le Kuchipudi, avec démonstrations techniques par la danseuse Urvasi ; Le samedi 9 mars 1985 à 20h, conférence sur les styles de l’Inde du Nord : le Kathak, avec démonstrations techniques par le danseur Shri Maï, le Manipuri, avec projection de diapos,  et l’Odissi, avec démonstrations techniques par moi-même.
Tara danse Baiser
Mais cet effort était trop précurseur pour être persuasif, et j’avais dû obtenir une permission spéciale de mon Directeur de Recherches au CNRS, André Padoux, pour faire ces conférences.

Comprenant qu’il me fallait établir sur des bases intellectuelles solides mes compétences dans le domaine de la danse, en 1984, après que le Prof. Michel Hulin ait très amicalement mené une enquête préalable pour me trouver un directeur de thèse idoine, je déposai à la Sorbonne comme sujet de thèse de doctorat d’Etat : « Les danses traditionnelles de l’Inde », demandant pour directeur de thèse le Prof. Michel Guiomar, prof. d’Esthétique à Paris IV et au Cursus de danse en Sorbonne. Mais en Juillet 1985, je me heurtai à un refus de la Commission des doctorats qui me fit savoir sans explication qu’elle n’avait pas cru devoir donner une suite favorable à mon projet.


En 1985, je donnai un récital public à la Foire Internationale de Lille, le 22 avril en soirée, un autre à Dunkerque, le 31 octobre, à la fin du stage de Toussaint de l’association Tobie Reumaux ; lors du Festival d’Avignon du 6 au 31 juillet, je prêtai plusieurs costumes de danses, trois de Bharata-natyam, un de Kathak et deux d’Odissi, avec leurs bijoux appropriés, à la Maison Jean Vilar, et je fis trois « rencontres-projections sur la danse indienne » dans le cadre de leur exposition : « Les arts du spectacle en Inde », du 1er au 31 juillet. Le 24 juillet, ma conférence portait sur « les styles de théâtre dansé : Kathakali et Yakshagana », le 25 Juillet sur « les styles de danse solo : Bharata-natyam, Kuchupudi, Mohini-attam », et le 26 juillet, sur « les styles de l’Inde du Nord : Kathak, Odissi, Manipuri ».

Je terminai l’année en donnant un récital public de style Odissi à Orléans sous le nom de Tara Devi, le 5 décembre au C.R.D.R., 5 rue Notre Dame de Recouvrance. Le 4 mai 1986 je fis un exposé et un bref récital  au Symposium-festival de la danse à Bruxelles, et le 31 mai je présentai un spectacle Odissi à la Biennale Nationale de danse du Val de Marne, à Vitry-sur-Seine. J’allai aussi en Suisse pour prendre des cours privés avec la danseuse Minati Mishra.

Mais l’éthique de ma profession de Chargée de Recherches exigeait que je m’abstienne de me produire en public, car la pratique et l’étude de la danse indienne, quel que soit son style, étaient considérées par mes Directeurs d’Etudes, André Padoux ou Madeleine Biardeau, comme une activité frivole et indigne d’un chercheur en Sciences Humaines. Il m’était beaucoup reproché de consacrer du temps à la pratique de la danse au lieu de le passer à déchiffrer des textes sanscrits sur mon programme de recherches initial, et j’avais beau plaider que cela était mon seul sport et ma seule récréation, cela était très mal vu par les autorités en place, tant administratives que professorales.

Je décidai alors d’écrire un livre pour m’attaquer à ces préjugés, et prouver que la danse en Inde est inextricablement liée à la religion, à la spiritualité, au rituel, au théâtre, à la poésie et à l’esthétique, et qu’elle ne devrait aucunement être exclue du domaine de la recherche. C’est parce qu’en Occident, nous avons une musique sacrée mais pas de danse sacrée, parce que l’Eglise a exclue « les caroles des femmes » des cérémonies religieuses que nous n’avons que des danses populaires folkloriques et des danses de cour, aristocratiques, qui ne sont que des divertissements, c’est-à-dire essentiellement profanes, que nous méprisons la danse en la jugeant légère, frivole, pas sérieuse ; mais qu’il serait vraiment temps que nous nous apercevions que tel n’est pas le cas de l’Inde, car en Inde, même les dieux dansent : Shiva danse, Krishna danse, Ganesha danse, malgré sa corpulence !

Je réunis plus de 700 photos pour illustrer les différents manières d’utiliser les hasta-mudrâ de la danse et traduisis l’Abhinaya-darpana de Nandikeshvara pour écrire un livre intitulé La Symbolique des gestes de mains dans les danses sacrées de l’Inde. Il parut fin 1985, et j’organisai à cette occasion, sous l’Egide de l’Ambassade de l’Inde, une exposition de photos et posters de danse à l’Office National Indien du Tourisme, Boulevard de la Madeleine à Paris, en présence des Ambassadeurs, son Excellence Monsieur et Madame I.E. Latif, le 4 Mars 1986, de 18 à 21h, suivie d’un buffet indien,.

Mon livre fut apprécié des personnes déjà expertes en danse indienne, mais ne modifia nullement la position des Indianistes officiels. Il n’en fut tout simplement pas tenu compte. Il m’était devenu impossible de donner des récitals en France, en dehors des soirées privées. J’allai en Hollande, où je donnais un récital le 26 avril et un autre le 27 avril 1986, à Amsterdam et à Utrecht, par l’organisation culturelle « Stichting India-Nederland ».
Mais ce livre me valut d’être l’invitée d’honneur du premier ministre de l’Orissa J. B. Patnaik, pendant un mois, pour visiter l’Odissi Research Centre qu’il avait fondé, avec Kumkum Mohanty comme Directrice et Khelucharan Mohapatra comme enseignant principal. Cela me donna l’idée de demander une mission de CNRS pour enregistrer en vidéo les compositions de danse du Guru Khelucharan.

J’obtins cette mission en 1987, mais le budjet insuffisant me permit seulement de faire l’enregistrement audio des morceaux du Gîta Govinda supports des compositions chorégraphiques de ce génie. Mais j’y rencontrai un jeune danseur, élève de cet Institut de recherche, d’une très grande grâce, nommé Anil Kumar Lenka,
Anil K L
que je remarquai.

Je l’invitai l’été suivant en France, en Arles où j’avais déménagé, et continuai ma pratique avec lui, tout en organisant quelques stages en collaboration avec lui. Trois étés successifs, je l’invitais, organisant des tournées de récitals, et dansant avec lui en Espagne (mais non en France). Son dernier récital en Arles eut lieu le 25 juin 1993.

Par la suite, je renonçai à danser, pour éviter la persécution par les directeurs d’étude du CNRS. Mais même alors, « ma mauvaise réputation » resta acquise malgré mon renoncement, et l’on m’incriminait toujours de porter plus d’intérêt à la danse qu’à mon travail. Ce n’est que lorsque je pris ma retraite en mai 2007, que je me sentis libre à nouveau de porter mon attention vers la danse.

Néanmoins, je pense que mon offensive à l’égard des milieux de la recherche et de l’Université n’a pas été complètement vaine et menée en pure perte, car par la suite, Mme Lyne Bansat-Boudon, Directeur d’études à l’E.P.H.E et membre d’une équipe du CNRS, a pu sans opprobre consacrer ses travaux, à partir de 1995, au théâtre indien, indissociable de la danse, quoique sans y joindre une pratique, et même une vraie danseuse, Katia Légeret, Docteur en Science de l’art, peut maintenant diriger des recherches en Esthétique (Paris I Sorbonne), et poursuivre un enseignement universitaire tout en poursuivant une carrière de Bharata-natyam (sous le nom de Manochhaya).

Je travaille maintenant à un ouvrage sur le style de danse Odissi.